Rencontre avec Benoît Carré afin d’en apprendre plus sur le second album de SKYGGE !
Comment est né ce projet musical atypique ?
Il est né d’une rencontre avec des chercheurs en 2015. Je connaissais François Pachet qui dirige toujours l’équipe de recherche de ce labo. François m’avait contacté par l’intermédiaire d’amis communs, il était très intéressé par la manière dont je composais dans Lilicub ; notamment des titres comme « Faire Fi De Tout » et « Au Bout Du Compte » dans lesquels il y a des surprises harmoniques et cela a toujours été ce que je recherchais dès que j’ai commencé à composer. Avec François, nous nous sommes retrouvés sur l’idée que l’I.A (Intelligence Artificielle) pouvait augmenter cette manière de composer durant laquelle on laisse échapper le contrôle. J’ai d'abord commencé à simplement expérimenter. J’allais le voir assez souvent dans son labo et il me montrait les technologies qui étaient en cours de développement. A un moment donné, il était sur un projet de longue haleine financé par l’ERC qui s’appelait Flow Machines, je suis arrivé à la moitié de ce projet qui devait durer cinq ans et il y avait des prototypes qui étaient déjà bien développés. L’équipe avait besoin d’un musicien professionnel qui pouvait leur donner un feedback en se servant des outils. Cette équipe est vraiment orientée sur la création avec les musiciens. Je suis rentré dans ce projet progressivement et c’est vite devenu une passion pour moi car cela correspondait un peu à ma manière de composer tout en apportant quelque chose de nouveau. En 2016, nous avons fait un concert à La Gaîté Lyrique, j’ai composé la chanson « Daddy’s Car » à la manière des Beatles qui a fait un peu de bruit et ensuite, c’est monté crescendo.
Pourquoi l’avoir baptisé ainsi ?
Le musicien nourrit ces outils intelligents avec des partitions, des sons, ce qu’il aime, ses fantasmes musicaux et ensuite, ils proposent des idées. Dès que j’ai commencé à travailler avec ces outils en laissant échapper un peu le contrôle tout en donnant quand même de moi-même, j’ai eu l’impression de travailler avec mon ombre mais mon ombre indisciplinée. Pour imager un peu cela, ce serait comme regarder son ombre sur un mur qui se déplacerait en même temps que nous et à un moment donné, elle ferait un geste que nous n’aurions pas fait. Pour moi, c’était vraiment cela et c’est exactement l’histoire d’un conte d’Andersen qui s’intitule « L’Ombre » et qui raconte l’histoire d’une ombre qui s’émancipe de son propriétaire qui est une sorte de savant-poète et qui devient semi-humaine. Je l’ai lu quand j’étais ado et dès que j’ai commencé à œuvrer avec ces outils, ce conte m’est revenu en tête. Andersen était originaire du Danemark et SKYGGE signifie ombre en Danois.
Comment peut-on te présenter sur ce projet ? Chef d’orchestre ? « Medium » de cette intelligence artificielle ?
Simplement comme un musicien qui a envie d’expérimenter, qui cherche toujours quelque chose de nouveau, qui veut toujours se dépasser, se réinventer et qui utilise ces technologies pour explorer d’autres facettes de la créativité. C’est aux gens de dire que je suis artiste car ce n’est pas au musicien ou à l’artisan de se le dire, c’est la reconnaissance des autres qui permet de se définir comme tel.
Était-ce évident qu’il y aurait une suite à « Hello World » ?
Pas du tout car j’ai fait cet album parce que j’étais passionné par ma découverte mais on est jamais certain de continuer. Ce n’était pas une évidence mais comme j’ai continué à travailler avec les chercheurs sur le développement d’autres outils et que j’ai continué à m’en servir pour faire de la musique, entre les deux albums, j’ai fait un EP intitulé « American Folk Songs » qui est vraiment né de mes expérimentations. Quand j’expérimente avec les outils, il y a des moments où il y a des résultats qui sont tellement beaux que je ne peux pas les garder pour moi, je me dis qu’il faut que j’en fasse un projet artistique et que ça sorte.
« Melancholia » est-il dans la continuité musicale de son prédécesseur ou as-tu développé d’autres voies ?
J’ai voulu développer ce que j’avais initié dans « Hello World » qui était assez collaboratif. Dans ce premier opus, j’avais mélangé des titres composés par moi seul avec la machine et d’autres qui ont été faits en collaboration avec des artistes comme Stromae, Michael Lovett de Metronomy, Kyrie Kristmanson…Musicalement, il y a eu une évolution car « Hello World » avait été co-composé avec Flow Machines alors que « Melancholia » est plus fait main. 60 à 70% des compositions ont été faites au piano ou à la guitare et j’ai utilisé l’intelligence artificielle pour la production, l’arrangement et pour créer des sonorités et des harmonies sur ce que j’avais créé à la base en improvisant sur mes instruments en faisant vraiment mon métier de songwriter que j’exerce depuis Lilicub. Sur « Melancholia », j’ai voulu retrouver mon noyau de songwriter que j’ai développé auprès notamment de Françoise Hardy, Imany, Johnny Hallyday…tout en mettant mon songwriting à l’épreuve de l’intelligence artificielle afin de l’enrichir avec tous ces sons et toutes ces harmonies. Cet album est plus introspectif, plus singulier et plus personnel que son prédécesseur car il a été aussi composé avec un peu plus d’humain.
Est-ce dû à la pandémie qu’il n’y ait pas d’invités extérieurs comme sur « Hello World » ?
J’ai adoré partager la musique avec les artistes invités sur ce projet mais également faire de la musique tout seul avec la machine et sur « Melancholia », j’ai eu envie d’être dans cette continuité-là en explorant la création en huit clos avec tous ces outils d’intelligence artificielle ; ça tombait bien car je me suis retrouvé enfermé du fait de la pandémie et j’ai eu tout le loisir d’expérimenter. J’ai mis du temps à faire cet album car le parcours a été très sinueux ; il y a eu beaucoup de recherche.
Comment qualifierais-tu l’univers de « Melancholia » ?
Je pense que cet album est immersif ; on peut l’écouter la nuit ou au casque et plonger dans la musique. J’ai voulu créer cette immersion que j’ai connue avec les machines avec lesquelles j’ai vraiment sculpté le son. Ces machines me proposaient énormément de matière sonore que j’ai pris beaucoup de temps à sculpter et je me suis senti vraiment pour un sculpteur sonore durant toute cette période de travail. Par exemple, le morceau « Melancholia » qui ouvre l’album a été fait avec une sorte de chœur d’opéra glitché avec des voix lyriques qui se promènent et qui sont un peu déstructurées et cela m’a pris beaucoup du temps afin de créer cette espèce de sculpture sonore dans laquelle l’auditeur va rentrer comme dans une immersion ; comme s’il rentrait dans un opéra complètement futuriste mais en même temps déstructuré.
Quel est « l’histoire » derrière ce disque ?
Je me suis mis dans le conte de « L’Ombre ». L’ombre ; qui est un personnage assez gai ; s’en va et part faire sa vie mais le savant-poète qui la laisse s’échapper en conçoit une certaine mélancolie. Il se dit que son ombre est en train de voyager et de devenir un personnage un peu « star » alors que lui, il est là, il essaie de faire beau et vrai mais tout le monde s’en fout. Je me suis mis un peu à la place de ce personnage. Nous étions en pleine pandémie, j’avais l’impression d’être dans un futur un peu dystopique avec ces villes désertes. Je suis rentré dans un mood mélancolique dû au fait aussi que je n’ai plus 20 ans et que je perçois le changement de monde que nous sommes en train de vivre. Il y a quelque chose qui est complètement en train de changer. La mélancolie naît toujours de la sensation que le monde duquel on vit est tellement en train de changer que sa place est remise en cause. Je ressens que notre place ; à nous en tant qu’humains ; est en train d’être questionnée par cette intelligence artificielle qui devient extrêmement puissante et de plus en plus grâce aux capacités de calcul qui sont exponentielles.
Quelles thématiques abordes-tu sur cet album ?
La mélancolie, la mémoire d’un futur qui a raté, le temps qui passe, la perte, les anges déchus de l’apocalypse…
Aimerais-tu lier la musique à l’image sur ce projet et pourquoi pas illustrer en animation tout l’album « Melancholia » ?
Je travaille avec le collectif numérique OYE qui a un peu la même démarche que moi. Ce collectif utilise l’intelligence artificielle et tous ses défauts pour créer de la beauté et de la poésie. Ces artistes visuels font de très belles vidéos en 3D. J’invite les lecteurs à aller découvrir leurs œuvres. En ce qui concerne l’album, ils ont créé des vidéos en 3D pour quasiment chaque titre en fonction de son univers et on pourra les découvrir sur scène. Quand je vais jouer les morceaux, il y aura une expérience immersive avec la musique et les images.
Te verrais-tu revenir sous ton nom avec un projet de « chansons traditionnelles » ?
Je me suis amusé à créditer SKYGGE/Benoît Carré le morceau « Océan Noir » qui est le seul titre en français sur « Melancholia » car j’ai eu l’impression de faire un duo avec mon ombre et j’ai trouvé ça assez intéressant. Peut-être vais-je avoir envie d’explorer cet aspect-là…cette écriture en français qui correspond plus à mon passé de songwriter que ce soit pour Lilicub, pour d’autres artistes ou pour moi quand j’ai fait mon album solo « Célibatorium ». Ce serait intéressant de ne plus se confronter à la machine mais à sa propre image ; à son ombre ; et jouer sur ce rapport-là.
Qu’aimerais-tu comme prochaine avancée technologique ?
Lier le corps à l’I.A. Imaginer qu’un artiste ait des capteurs sur le corps et pendant qu’il interagit avec l’I.A et ils lui donneraient des informations afin qu’il n’y ait pas que la tête mais aussi en plus une interaction avec la peau.
OCEAN NOIR (Official Music Video) - SKYGGE
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