Rencontre avec le comédien Yannick Laurent à l’affiche de « Trahisons » d’Harold Pinter au Lucernaire !
Peux-tu nous dire comment est née ta vocation artistique ?
Je vais au théâtre depuis mon plus jeune âge, et de plus loin que je me souvienne, quand je voyais les acteurs sur scène, j’avais envie de participer. Je m’imaginais avec eux sur scène. J’ai toujours eu l’impression que j’avais quelque chose à faire sur scène. Pour moi c’est une question de tempérament. J’ai commencé à travailler très jeune et je te dirais que c’est une nécessité que j’ai rendu possible car personne dans ma famille n’était artiste. J’ai eu la chance de révéler un instinct tout simplement.
Es-tu un comédien touche à tout ?
J’aimerais avoir l’opportunité de faire un maximum de choses et selon les projets, j’enrichis mes compétences en chant, en danse, en équitation par exemple. Mais c’est sur le travail sur l’humanité des rôles qui est le plus fort : aimer, se perdre, se détruire, faire face à la maladie… Ce sont des expériences intimes formidables que je vis à travers les rôles. J’aime le théâtre, le cinéma, j’ai fait de la radio et j’ai eu une série sportive « Max le Supporter » à la télévision notamment.
Qu’est-ce qui t’a séduit dans « Trahisons » ?
C’est une pièce que je connais depuis longtemps. J’avais commencé à travailler « Trahisons » au conservatoire. C’est un point d’entrée intéressant dans l’univers de Pinter car cette pièce à une certaine clarté. On a la possibilité d’y projeter un regard d’acteur, ce qui peut être plus délicat pour des pièces comme « Le Retour » ou « L’Anniversaire » qui sont des pièces qui impliquent très tôt un traitement de mise en scène. Cette pièce est souvent proposée en France et à l’étranger et à chaque fois, cela réactive les angles de jeu sur ces deux personnages d’hommes et cela radicalise le point de vue. Quand j’ai commencé à répéter, j’avais des souvenirs lointains de certaines scènes. Sans être une pièce de chevet, « Trahisons » est une pièce que je connaissais bien mais je pense qu’il faut avoir atteint un certain âge pour la jouer. Je pense que dans le cas présent, la distribution trouve son équilibre dans le vécu des trois interprètes.
Qui est Jerry ton personnage ?
Dans la fiction, Jerry est un agent littéraire. Il est passionné par l’avant-garde littéraire et il adorerait avoir parmi ses poulains des auteurs comme Michel Houellebecq ou Patrick Modiano. Dans la période de la pièce, on a l’impression qu’il représente des auteurs du nouveau roman et Marguerite Duras aurait pu faire partie de son écurie rêvée. Jerry a pour meilleur ami Robert, qui est comme un grand frère pour lui, malgré leurs caractères totalement opposés. Jerry est marié à une femme médecin qui est le personnage fantomatique de la pièce. Sa femme est souvent citée mais elle ne complète pas le quatuor afin de renforcer la tension autour du trio. On retrouve le triangle du Vaudeville à la différence que Robert et Jerry ne sont pas rivaux mais de très anciens amis. On découvre Jerry à travers ce lien d’amitié qui va dépasser la bienséance puisque par amour et par fascination pour son ami, il va vouloir séduire son épouse afin de le connaître encore mieux… par une passion dévorante autant pour elle que pour lui.
Sur quels points te retrouverais-tu dans Jerry ?
Je suis passionné par l’avant-garde mais également par la création. Jerry est agent et moi, je suis interprète donc dans ce sens-là, nous sommes à des points très différents des choses. J’espère largement composer sur les questions de vampirisme et d’égoïsme de Jerry (rires).
Comment nous présenterais-tu l’idylle qui lie Jerry et Emma ?
C’est une passion qui va durer 7 ans et elle surpasse la raison de l’amour. Jerry, tout comme Robert d’une certaine façon, choisit de ne renoncer à rien : ni à l’amour « raisonnable et maritale » ni à l’amour passionné, il le gère de façons différentes. Jerry se marie avec Judith et probablement très peu de temps après, Robert lui dit avoir eu un coup de foudre pour Emma et propose à Jerry d’être son témoin. Jerry découvre Emma le jour du mariage et il tombe lui-même passionnément amoureux d’Emma. Il peut y avoir plusieurs analyses, poétique, psychanalytique ou purement d’instinct, chacun se fait son histoire par rapport à cela mais c’est une fatalité passionnelle. Jerry va essayer de créer deux vies parallèles à l’initiative d’Emma qui est consentante mais qui va très rapidement être capable de changer de vie. Jerry veut une vie de raison avec la maman et les enfants et une vie de passion avec tout ce qu’elle comporte de liberté et de « cinq à sept ». Jerry va user sa passion adultère comme une relation matrimoniale. Il y a trois scènes avec Emma, celle de la passion fougueuse des débuts, celle du confort des amants établis dans leur appartement et celle de la rupture. Jerry est le personnage le plus académique de la pièce et je dirais que c’est presque comme s’il usait son couple adultère pour maintenir son mariage… même s’il n’en est pas conscient.
Est-ce selon toi l’amitié qui lie Jerry et Robert qui a mis fin à cette relation extraconjugale ?
Il y a une multitude de causes. Le refoulé de l’enfant est le premier point de brisure. Si les deux sont considérés comme des frères, il y a un refoulé de l’ordre de l’inceste qui est très fort. Jerry repousse le fait d’avoir fait un enfant à la femme de son « frère » car c’est monstrueux pour lui. Le second point de rupture arrive quand Jerry n’accepte pas la passion comme quelque chose qui se consume et qui ne dure pas, il se fait piéger de la même façon que dans un véritable couple. Au début de leur relation, Emma était une femme au foyer et elle pouvait être disponible quand il en avait besoin mais ensuite, elle devient une femme active, elle s’émancipe, elle ouvre sa galerie d’art et elle est moins disponible pour lui. L’amitié avec Robert tenaille toujours cette passion. Jerry n’a pas vocation à faire souffrir son ami, il n’est pas pervers, et cette relation extraconjugale s’épuise à la fin comme si c’était une relation avec une femme extérieure à la relation qu’il a avec son ami.
Quels sont les points forts de « Trahisons » ?
Ils sont si multiples ! C’est un grand texte que nous avons plaisir à rejouer chaque soir en essayant de retrouver des équilibres tout en donnant le plus de complexité et de contradictions aux personnages. C’est une pièce avec de nombreuses possibilités d’interprétation et d’incarnation pour le public et pour nous qui leur ouvrons simplement une porte sur ce qu’ils ont envie de voir de cette histoire. Le fait que « Trahisons » soit majoritairement racontée à rebours est une merveille de toile d’araignée qui donne tout à comprendre dès le départ et remonte ensuite le cours des événements pour révéler les trahisons successives mais non sous la forme d’une pièce à intrigues. Quand on prend la pièce à rebours, c’est si évident pour le spectateur que cela en devient drôle, choquant pour certains et révélateur pour d’autres. Ce qui est merveilleux de mon point de vue d’acteur, c’est aussi de pouvoir rajeunir durant le spectacle !
Aimerais-tu retrouver ton personnage au cinéma ? Qu’aimerais-tu développer dans « Trahisons » ?
Bien sûr et cela serait un enjeu très intéressant de le transposer à l’image même si ce texte est éminemment théâtral. L’universalité de la parole de Pinter correspond beaucoup au théâtre et les dialogues sont très sculptés. La valeur des silences au théâtre n’est pas la même qu’à l’image, il faudrait donc quelqu’un avec un fort point de vue pour que cela puisse se transposer. Je pense que si un réalisateur très talentueux comme Xavier Dolan mettait en images « Trahisons », l’inconscient actif des personnages serait mis en valeur. Si en revanche, nous étions dans une reconstitution fidèle et élégante, je pense que les gros plans pourraient amener les abîmes d’espoir ou de détresse nécessaires à l’intérieur des scènes.
Quels sont tes prochains projets ?
Je vais jouer le rôle titre dans « L’Abattage Rituel de Gorge Mastromas » de Dennis Kelly au Studio Hébertot de février à avril 2018. C’est une pièce extraordinaire qui a été écrite il y trois ans et qui a déjà suscité beaucoup d’admiration. Dennis Kelly est un auteur anglais qui a créé de nombreuses séries. Son écriture théâtrale est radicale, hyper rythmée. La mise en scène sera signée par Franck Berthier.
Je suis également dans la magnifique série courte réalisé par Fabrice Maruca « A musée vous, A musée moi » produite par Cocorico et Arte qui vient de recevoir le Prix du meilleur programme court au festival de fiction TV de La Rochelle.
A découvrir absolument sur Arte dès janvier 2018.
Comment inviterais-tu nos lecteurs à venir découvrir « Trahisons » au Lucernaire ?
Je les inviterais en leur disant que c’est une pièce rare qui résonne particulièrement au Lucernaire car la mise en scène très subtile et cinématographique de Christophe Gand est rendue magnifiquement par le rapport de la salle. Le public est proche des comédiens et nous ne trichons pas, tout est fait avec énormément d’émotion et de simplicité. Ce rapport de proximité avec les acteurs sur un texte qui révèle un intime, c’est uniquement dans ce type de salle que l’on arrive à le percevoir et c’est là où l’émotion est la plus forte.